Sac au dos, vêtements chauds et carte d’identité en main, les hommes défilent devant l’officier qui trie cette masse de travailleurs potentiels. À gauche, à droite, la liberté ou la déportation.
Ils vivent depuis près de deux ans, sous la botte allemande, ont échappé aux massacres du mois d’août 1914, subissent les vexations, les restrictions et les réquisitions journalières imposées par l’occupant. Voilà que maintenant, il va falloir participer à l’effort de guerre de l’ennemi. Cet ennemi qui par ses pillages, ses démantèlements et destructions d’usines leur impose le chômage et la mendicité. Seules les entreprises utiles à l’effort de guerre allemand travaillent encore. Les machines sont parties en Allemagne ou ont été réduites en ferraille. Les communes aidées par Comité National de Secours et d’Alimentation ont bien trouvé à les embaucher pour des travaux d’utilité publique. Mais le 2 mai 1916, un arrêté du Gouvernement général de la Belgique suspend tous ces travaux entrepris par les pouvoirs publics. Beaucoup de travailleurs sont alors retournés au chômage.
De son côté, l’Allemagne a besoin de main d’œuvre. Trop d’hommes sont partis se battre. Par des campagnes de recrutement successives vantant les conditions de travail en Allemagne, l’occupant essaie de convaincre les travailleurs de signer un contrat avec des industries allemandes. Ces campagnes n’ont guère de succès. Poussés par la nécessité de nourrir leur famille, quelques-uns signent mais la grande majorité refuse d’aller forger en Allemagne l’obus qui tuera le frère combattant sur l’Yser.
Cependant, les industriels allemands réclament des bras et des bras, il y en a encore beaucoup dans les territoires occupés. Le 3 octobre 1916, le Grand Quartier Général fait publier un ordre qui va déclencher la déportation massive des personnes capables de travailler.
Les premiers trains pour l’Allemagne partiront du Borinage puis petit à petit, la déportation s’étendra. Seuls les chômeurs devaient partir. Finalement, ce sont tous les bras susceptibles de travailler qui sont déportés.
Après un ou deux jours de voyage, les voilà en Allemagne dans des camps, anciennes casernes de l’armée allemande où ils côtoient des prisonniers militaires russes, français ou belges (Münster, Cassel, Meschede, Soltau, Güben, etc.). Il fait froid mais au début, la nourriture est correcte. Et puis, il reste un peu des provisions emportées pour le voyage. Régulièrement, on vient leur demander de signer un contrat de travail. Beaucoup refusent. Alors la quantité et la qualité de la nourriture diminuent. Bientôt, le charbon manque pour chauffer le baraquement où pullulent les poux, les rats et les souris. Malgré la solidarité, certains craquent et s’embauchent chez un industriel allemand. D’autres, à la santé plus fragile, ne reviendront pas. Dans les usines, les conditions de vie ne sont pas toujours meilleures car en Allemagne le ravitaillement fait défaut. La nourriture va d’abord aux Allemands. Les prisonniers et les déportés viennent après.
L’opinion internationale s’émeut de ces déportations. Les pays neutres avec à leur tête l’Espagne, les Pays-Bas et les États-Unis font pression sur l’empereur Guillaume II. Le pape intervient et chez nous, le cardinal Mercier multiplie les courriers au Gouverneur général von Bissing.
Guillaume II cède en partie, ordonnant que les non-chômeurs envoyés en Allemagne, par erreur, soient rapatriés chez eux.
Les premiers retours ont lieu dès janvier 1917. Ils se font suivant le bon vouloir des Allemands. Les hommes rentrent affaiblis et généralement anémiés. Certains ne se remettront pas de cet exil et mourront peu de temps après leur retour.
Mais ce n’est pas fini. C’est maintenant l’armée qui décide de tout chez nous et les décisions du Gouvernement général ne la concernent pas. Les déportations vont alors reprendre. Cette fois, c’est vers la France et l’arrière-front où les bras des travailleurs vont être utilisés pour creuser des tranchées, construire des routes, défricher, décharger les convois de munitions, etc. Mouzon, Stenay, Romagne, Damvillers, etc. vont accueillir ces travailleurs. Mais contrairement à la première déportation en Allemagne, ici, il n’y a rien pour les accueillir. Les hommes logent dans des écoles, des granges, des usines ou des bâtiments abandonnés. Beaucoup ne reviendront pas et les cimetières de Stenay, Brieulles, Pierrepont ou Montmédy abritent encore les tombes de ces hommes morts d’épuisement ou suites à de mauvais traitements.
Les déportations ne cesseront qu’en octobre 1918. L’armistice verra rentrer les derniers travailleurs d’Allemagne. 120 655 travailleurs belges ont été déportés au cours du dernier trimestre de l’année 1916 dont 58 500 en Allemagne et 62 155 pour les zones de front en France et en Belgique. 2 614 soit 2,17 % ne rentreront jamais chez eux.